Intelligence Artificielle (IA), ces 2 mots sont sur toutes les lèvres en ce moment. Ils sont à la fois porteurs d’espoirs de développement inouïs et de peurs révélées par les plus grands auteurs de science-fiction. Une chose est sûre : le sujet fascine et devient incontournable pour les entreprises tant ses applications amènent de la valeur. Le point sur la discipline au travers d’une discussion à bâtons rompus entre Jean-Luc Raffaëlli (Architecte à la DSI Groupe du Groupe La Poste) et Mick Lévy (Directeur de l’Innovation Business chez Business & Decision).
Définition de l’Intelligence Artificielle
Mick Lévy : Jean-Luc, c’est un véritable plaisir de te retrouver pour cet entretien et d’échanger avec toi sur ce sujet passionnant de l’Intelligence Artificielle. Nous sommes tous deux plongés dans le sujet et la discussion devrait être riche ! Bon, si on commençait par le début… c’est quoi l’Intelligence Artificielle ? Comment la définit-on ?
Jean-Luc Raffaëlli : Si la définition de l’Intelligence Artificielle n’est pas unique, il reste intéressant de faire l’exercice pour s’approprier les principaux concepts. Pour ma part, c’est la capacité d’un système à prendre des décisions de façon autonome voire à réajuster cette décision selon l’impact observé.
Le mot décision revient deux fois dans cette définition et ce n’est pas un hasard. Tout d’abord, parce qu’une décision est souvent issue d’un « métier », d’une expertise et que l’IA n’est pas la énième déclinaison technologique de l’usage des données : le « fonctionnel » est primordial, symbolisé par la décision.
ML : Je te rejoins, le point-clé, c’est la décision. Jeff Bezos (CEO d’Amazon), grand visionnaire du sujet, a d’ailleurs récemment rédigé une note sur l’Intelligence Artificielle. Il la définit comme étant la capacité d’une machine de prendre une décision complexe, non définissable par des règles qui peuvent être prévues, écrites par des humains. D’ailleurs, cela montre bien les différents stades d’évolution de l’automatisation de la prise de décision automatisée par l’informatique.
Au-delà de la capacité d’apprentissage (machine learning) et de raisonnement (avec le deep learning notamment), l’Intelligence Artificielle, c’est aussi la capacité à interagir avec le monde réel (perception des formes et du langage naturel ainsi qu’interaction temps-réel). C’est cela qui rend la discipline aussi intéressante et permet à une intelligence de prendre vie au sein d’un objet ou d’une forme humanoïde.
2. Effet buzz
JLR : C’est vrai… et du coup, ça rapproche la réalité de la science-fiction et tout le monde en parle !
ML : C’est clair ! Même ma mère m’en a parlé suite à un reportage au JT de 20h ! L’effet buzz joue fortement et contribue à démocratiser la discipline. Cela me rappelle un autre mot-valise qui a lui aussi fait le buzz : le Big Data.
JLR : D’ailleurs, les mots Big Data et Intelligence Artificielle sont régulièrement associés. Cette confusion peut s’expliquer par le fait que bon nombre de personnes n’ont pas perçu l’importance du Big Data pour l’entreprise et ne veulent donc surtout pas rater celui de l’IA. Malheureusement, on continue, comme pour le Big Data, à y voir l’aspect Buzz véhiculé par les « solutions à tout faire ». Or, cela restreint les possibilités d’échanges. C’est assez naturel mais a contrario il est fascinant de voir à quel point l’IA est devenue importante aux yeux de certains collaborateurs. Un sujet a rarement connu une telle vitesse de propagation, un intérêt teinté d’enthousiasme et d’inquiétude. L’aspect sociétal est souvent au cœur de ces débats, c’est clairement une dimension qui mérite d’être explorée.
3. Complémentarité Big Data / IA
ML : Signe de maturité naissante, les 2 disciplines sont en train de trouver chacune leur place et de se distinguer en complémentarité. Le Big Data est la technologie industrielle permettant de recueillir, stocker et gérer l’immense volume de données hétérogènes. Et l’Intelligence Artificielle la technologie pour valoriser, rendre intelligentes ces données. Du coup, les profils aussi se spécialisent et l’éco-système devient globalement plus productif et fiable pour toute l’entreprise.
JLR : Le lien entre Big Data et IA est évident et correspond à une réalité en entreprise. Il est pertinent de maintenir ce lien. En schématisant, on pourrait dire que l’un évolue dans le domaine de la prévision, l’autre dans celui de la prescription, un pas plus en avant dans l’autonomie. Pour autant, certaines présentations introduisent encore trop l’IA comme de l’algorithmie ou au travers d’une vision fantasmée (par exemple via les robots). Cela est très restrictif et dommageable pour la compréhension. Il y a un réel changement de paradigme avec une intelligence déléguée à la machine en situation sur le terrain. Rappelons que nous sortons d’un siècle où cette intelligence était plutôt portée par le développeur puis déposée sur la machine (moteur de règles, orchestrateurs, services métiers, etc.).
Autre point : l’Intelligence Artificielle incarnée (ou plutôt illustrée) au travers d’une entité physique délimitée me semble bien peu représentative de ce qui sera déployé en entreprise. Cette vision que l’on donne d’une IA contenue dans l’espace confiné d’un humanoïde n’aide pas à comprendre que l’IA reposera très souvent sur des systèmes multiples et distants.
4. Changement d’échelle, IoT et Usages
ML : Oui. L’IA ne peut d’ailleurs pas fonctionner sans Data. La data, c’est son carburant. Et c’est l’avalanche de data dont on dispose aujourd’hui qui permet une telle émergence de l’IA actuellement. On assiste ainsi à un véritable changement d’échelle et on n’a encore rien vu en la matière. Certains analystes prévoient que le volume de données qu’on génère aujourd’hui en 1 an sera généré en seulement 1 seconde d’ici 3 à 5 ans.
JLR : On touche effectivement la notion de changement d’échelle qui est la clef de la réussite des systèmes intelligents. L’écosystème est possiblement encore plus vaste que ce que nous pouvons imaginer. L’IoT entre autres servira efficacement l’appétit des systèmes intelligents pour des informations plus pertinentes, plus actuelles, permettant de mieux appréhender la relation client, ou bien la gestion logistique de façon bien plus intelligente.
ML : les cas d’usage sont d’ailleurs plus identifiables probablement parce qu’ils sont proches de nos propres moments de vie, de notre propre expérience en tant que client ou consommateur de services informationnels. C’est d’ailleurs une explication au succès de l’IA sur le public. Mais l’entreprise n’est pas en reste et les applications sont en train de se généraliser à tous les étages : excellence opérationnelle, RH, Marketing, Expérience clients, etc. Les usages les plus visibles résident par exemple dans les chatbots (par exemple pour les équipes support SI ou pour des assistants à la vente) mais on en invente tous les jours de nouveaux !
5. SI Data-Centric et Digital-Ready
JLR : Cet effet d’échelle constitue une réelle complexité au regard du Système d’information. Arriver à concilier la puissance, les échelles étendues des données, la transversalité, le temps réel (bien souvent) : un bout en bout de l’acquisition de la donnée à l’interface avec l’utilisateur. Cela ne va pas être très simple de déployer une telle myriade de services dans le SI existant. Nous sommes parvenus à une étape où le besoin se traduit par des architectures bien plus difficiles à mettre en place que les datalakes.
ML : Inévitablement les SI vont devoir s’adapter ! En fait, au-delà de l’IA, il faut rendre les SI « Digital-ready ». C’est un gros challenge pour les DSI. Pour cela, il faut repenser les architectures vers le micro-service et surtout mettre en œuvre des socles Data qui savent répondre à toutes les sollicitations des nouveaux usages digitaux (temps-réel, multi-tenants/multi-usages, nombreux utilisateurs, cycles de vie variés, etc.). C’est un signe des temps, nous conduisons actuellement pour plusieurs de nos clients des études pour rendre leur SI « Data-Centric ».
6. Intégration de l’IA dans l’entreprise
JLR : Les chantiers techniques « socle » sont à lancer mais les chantiers organisationnels et fonctionnels donnent aussi du fil à retordre. D’une part, en interne dans l’entreprise, il va falloir connaitre et maîtriser les impacts de l’IA : ce n’est qu’une nouvelle rupture avec ses besoins de compétences nouvelles qu’il va falloir acquérir une nouvelle fois, comme le Big Data. Rien de bien nouveau, les dernières années ont été parsemées de tels événements. Observons que le réel intérêt que portent les dirigeants au sujet de l’IA amène à être optimiste sur la compréhension du besoin et sur la réaction nécessaire.
Il ne faut pas se voiler la face : aujourd’hui il n’est plus possible d’ignorer que l’IA va permettre de gagner des clients (pour les entreprises les plus performantes), ou bien de ne pas les laisser partir (pour celles qui sont à la traîne). La réactivité est fondamentale. De manière concrète, les cycles de développement et de transformation du SI qui se sont amplement raccourcis ces dernières années, tout comme les délais de déploiement, sauront être des alliés fiables pour répondre aux enjeux.
Le deuxième ensemble concerne notre capacité à rentrer pleinement dans le domaine dit de la « délégation ». Exposer son patrimoine pour bénéficier de l’expertise des start-ups – car le déploiement de l’IA en entreprise ne sera pas réalisable en totalité en interne – tout en garantissant que le savoir-faire ne fuite pas à la concurrence : cela n’est pas une mince affaire. En effet, la transversalité difficilement atteignable en entreprise va se transformer en de multiples projets d’intermédiation. En complément, tout SI devra sans difficulté orchestrer ses processus en sachant déléguer certaines décisions à des partenaires.
7. IA et Privacy
ML : Un autre enjeu devient incontournable avec l’IA : celui de la « privacy », du respect des personnes, de leur liberté et de la confidentialité de leurs données. Le règlement européen sur les données personnelles (nommé GDPR) vient encadrer les traitements sur les données personnelles mais l’exploitation avancée de ces données par l’IA est un sujet à peine effleuré par le règlement. Le seul article qui en parle directement est celui lié au profilage et aux décisions automatisées (article 22).
De nombreux pays et organisations réfléchissent actuellement sur la manière d’encadrer l’IA. La sonnette d’alarme a été tirée par des personnes telles qu’Elon Musk (CEO de Tesla), Bill Gates (Fondateur de Microsoft) ou encore par un éminent savant tel que Stephen Hawking. En France, une réflexion nationale a été lancée sous l’impulsion du président de la République. Ce n’est pas simple… Il faut parvenir à protéger les citoyens (voire l’humanité) de risques majeurs (usages non éthiques et risque que la technologie nous dépasse). Et ce, sans étouffer la créativité, la compétitivité et les progrès majeurs qui sont possibles avec l’IA.
Appliquée à l’entreprise, l’IA pose des questions concernant les données personnelles mais aussi en pose pour la protection de l’entreprise elle-même, de son savoir-faire et de son patrimoine confidentiel.
JLR : Avec l’IA, il faudra clairement s’appuyer sur de l’expertise externe. Les entreprises vont être confrontées à des IA possiblement intrusives et propriétaires. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment évolue le paysage de l’Opensource. Si le Big Data a conforté le positionnement incontournable de l’Opensource et des standards dans le SI, un possible retournement est envisageable avec une IA plus fermée et moins disposée à être librement réutilisée. Cela n’est pas anodin et invite à étudier les enjeux de fond sur la protection du patrimoine informationnel de l’entreprise. C’est d’autant plus important que certains aspects de cette protection concernent le respect des engagements auprès des clients. Le « privacy by design » est donc une excellente réponse SI à l’évolution de la réglementation. Cela explique un essor conséquent de cette approche pour les développements Big Data. Avec l’IA, cela devra être étendu bien au-delà.
Heureusement, ou bien malheureusement, la « privacy » n’est plus seulement liée aux données. Elle est également liée à l’intelligence véhiculée dans les flux, les processus construits par la machine elle-même, etc. Où commence et s’arrête le savoir-faire de l’entreprise ? C’est une question délicate car de plus en plus d’activités « métier » seront exécutées par de l’IA. Un renforcement des activités liées à la protection de l’entreprise, du savoir-faire, du secret des affaires, et des positionnements stratégiques est à prévoir. Le SI est grandement exposé dans cette révolution IA. Espérons que le SI saura devenir un partenaire efficace dans la protection des intérêts de l’entreprise.
ML : Merci Jean-Luc pour cette discussion passionnante ! Tu es un lecteur et acteur régulier de ce blog, c’est toujours un plaisir.
JLR : Merci à toi et Business & Decision.
Le livre « Big Data et Machine Learning – Les concepts et les outils de la data science » dont Jean-Luc est co-auteur est disponible chez Dunod ainsi que dans les librairies et boutiques en ligne.
Commentaires (2)
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L'intelligence artificielle n'est pas nouvelle !
C'est le dernier terme à la mode. Le Cloud a fait parlé de lui sans arrêt pendant quelques années, le Big Data quelques mois et l'IA arrive maintenant.
Le Cloud existe depuis environ 30 ans avec des sauvegardes à distance grâce à des lignes spécialisées à l'époque (TRANSPAC,...). Les lignes Internet rapide ont permis le développement et un nouveau terme est apparu.
Je passe sur le Big Data et son prédécesseur, le Reporting...
L'Intelligence Artificielle ?
Le PROLOG (à ne pas confondre avec PROLOGUE, le système d'exploitation) cela vous dit quelque chose ?
Alain COLMERAUER, qui vient de nous quitter il y a un mois et 3 jours aujourd'hui, et son équipe, étaient mes profs au GROUPE d'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE de la faculté de Luminy (Université Aix-Marseille II) jusqu'en 1990 !
On programmait sur ce système "récursif" avec des "contraintes" pour en faire des "Systèmes Experts" que l'on pouvait interroger. Une société, PROLOGIA a existé et existe toujours (même s'il y a eu des évolutions).
La logique floue va sans doute ré-appaaraître aussi bientôt, comme la reconnaissance vocale que Serge KEMPF développait ainsi que les NOKIA de l'époque dont le taux de réussite était meilleur que ceux de SIRI aujourd'hui...
Tout cela pour remettre en perspective ces pseudo-nouveautés et l'exploitation marketing de mots au détriment des expériences longues et concrêtes qui existent dans ces domaines.
"Les Start-up sont le moyen de se passer de l'expérience pour échouer."
Gilles FOA
Expert en Informatique près des Compagnies d'Assurances
Cabinet GFC Marseille - Paris
www.cabinetgfc.fr
https://cogitoegs.blogspot.ca/2017/06/les-reseaux-sociaux-un-outil-de.html
Merci!