Tous les mois, de nouveaux termes étranges apparaissent pour illustrer les ruptures apportées par la révolution digitale. Et, même en guettant la sortie des nouvelles technologies et en observant les changements à l’œuvre sous nos yeux, il devient de plus en plus difficile de s’y retrouver. Rencontre avec Laurent Moisson, Directeur Digital chez Business & Decision, et auteur de « Napoléon, Hannibal… ce qu’ils auraient fait du digital », qui a choisi d’analyser les changements de notre temps sous l’angle de l’Histoire.
Dans ton livre, tu cites Tom Peters et le fait que les organisations ne doivent plus s’attendre à vivre des changements mais des révolutions, peux-tu développer cette idée ?
Laurent Moisson : Depuis le dernier cycle industriel, beaucoup de changements sont intervenus dans le monde de l’entreprise. Ces changements optimisaient leur organisation, leurs investissements au sein d’un modèle bien connu et relativement stable. Il s’agissait alors de faire mieux dans un cycle pérenne.
Aujourd’hui, nous assistons à la fin de ce cycle et au début d’un autre. Les lois fondamentales de l’un ne sont pas compatibles avec l’autre. C’est pour cela qu’on peut légitimement parler de révolution. Il ne s’agit plus de faire mieux, ou d’optimiser. Désormais, il s’agit de faire autrement au sein d’un système qu’on découvre et qui est loin d’être stabilisé. Cela n’est pas le même sport. Une révolution commence par un saut dans l’inconnu, ce qui est à la fois enthousiasmant et effrayant.
Quels sont les impacts du digital sur les organisations et le fonctionnement des entreprises ?
Laurent : Les impacts du digital sur les organisations et le fonctionnement des entreprises sont profonds. Et la vitesse à laquelle ils se présentent les rend parfois brutaux.
Pour simplifier à l’extrême, disons que le digital change le rapport des entreprises et des individus à l’information ainsi que les parcours de consommation et d’usage (client, collaborateur, innovation…).
Avant, l’information était rare et pouvait être contrôlée. C’était l’information qui faisait le pouvoir. L’enjeu était donc d’obtenir et de maîtriser cette information. Il y avait alors des acteurs qui la produisaient, la certifiaient, la labellisaient, la manipulaient, la diffusaient à une population qui n’avait pas beaucoup d’autre choix que de l’accepter comme tel.
La question de l’information est donc centrale ?
Aujourd’hui, l’information est pléthorique, tout le monde en produit des volumes fous et toutes les autorités (dans nos démocraties comme dans les entreprises) historiquement en charge de sa gestion sont challengées, mises en doutes par les communautés. Les certitudes ne se décrètent plus, les messages formatés ne fonctionnent plus (qu’ils viennent de la hiérarchie, d’un gouvernement, d’un média…). Nous quittons l’ère des dogmes pour entrer dans l’ère de l’influence multiple.
Comme l’information n’est plus à la main de quelques personnes et qu’elle est maintenant vérifiable, elle fait tomber les postures les unes après les autres. Les langues de bois qu’elles soient publicitaires, en communication interne (les grandes valeurs, les chartes, les discours corporates…), les statuts d’autorité légitimés par la seule fonction de leur détenteur (boss vs leader) ont la vie dure.
L’utilité de nombreuses fonctions est, là aussi, remise en cause, essentiellement les fonctions support et managériales. De plus en plus de collaborateurs pensent qu’ils peuvent faire aussi bien, voire mieux, en s’appuyant sur la communauté et ses outils collaboratifs.
Du coup, il faut les réinventer et réinventer le rôle de la hiérarchie.
Dernier élément de rupture, les volumes d’informations sont tels, leur niveau de qualité tellement variable, que leur traitement et leur analyse sont devenus impossibles avec des outils et des organisations traditionnels. Il faut réorganiser l’entreprise autour de ce flux et non pas tenter d’intégrer ce flux au sein d’une organisation pré-existante.
Les grandes ambitions de l’entreprise se matérialisant par des plans à 5 ans… c’est fini. Nous entrons maintenant dans l’ère de la navigation à vue. En effet, les ruptures sont trop fréquentes et trop nombreuses. L’entreprise doit donc cesser de passer sa vie à tenter de prévoir l’avenir. Elle doit mettre son énergie à capter ce qui se passe sous ses yeux (via la data) et s’y adapter le plus rapidement possible (via de nouveaux parcours) pour toujours mieux coller aux désirs, aux usages des clients, des collaborateurs, des innovateurs… La puissance rigide des modèles industriels va alors faire place à l’agilité et à la souplesse.
Ce ne sont pas de petits changements.
Quels sont les principaux enseignements de l’Histoire sur la faculté des organisations à changer ?
Laurent : Le digital est une révolution. Mais ce n’est qu’une révolution de plus. D’autres sociétés humaines, en d’autres temps, ont vécu de tels bouleversements. Certains ont su en tirer profit, alors que d’autres, englué dans un déni bien naturel, ont vu leur puissance et leur culture emportées par ces torrents. Il est donc intéressant d’étudier quels ont été les points communs de ceux qui sont sortis renforcés de ces révolutions, par opposition aux autres…
Un bon comparatif historique pour l’arrivée du digital dans l’entreprise, pourrait être l’intégration des armes à feu dans les armées. Là aussi, les outils (armes) étaient tellement puissants et faisaient une telle différence avec les armes blanches qu’il a fallu remodeler les organisations autour d’elles au lieu de tenter de les intégrer à des organisations pré-existantes.
D’autres éléments de comparaison ?
Oui, autre point commun : depuis leur avènement, aucun officier, aucun général, aucun stratège n’a pu gagner en ignorant leurs caractéristiques techniques. Les managers méprisant ou ignorant la technologie ne pourront plus rien comprendre au monde post-digital. Dernier point commun, il y a ceux qui ont implémenté ces outils trop tard, et il y a également ceux qui l’ont fait trop tôt, alors que les technologies n’étaient pas encore mûres. Les catastrophes générées par les uns ont été aussi importantes que celles générées par les autres. Avoir raison trop tôt, ça s’appelle avoir tort. Bien des visionnaires ont fait faillite parce qu’ils étaient… trop visionnaires dans un marché trop lent à changer.
Pour finir, une révolution répète à qui veut l’entendre que ce qui était avant elle est « révolu », d’où son nom. Mais en réalité, si elle change bien des choses, bien d’autres choses demeurent. Notamment le comportement humain, ses réflexes, ses peurs, ses aspirations, ses manies. Trop de révolutionnaires ont terminé (et termineront) dans le mur (ou sous la guillotine) pour avoir oublié que l’homme reste l’homme, même avec un i-Phone dans la poche.
Et l’un des fondamentaux de l’homme est qu’il n’aime pas le changement. C’est ce que j’ai écrit dans l’article « l’allégorie de la cigarette ».
Quel personnage historique t’a paru le plus apte au changement ?
Laurent : Pour moi, l’exemple le plus intéressant n’est pas un personnage, mais un empire : l’Empire romain. Il a su passer en quelques siècles d’une bourgade de bergers perdue dans les collines à l’un des plus grands et des plus durables empires que le monde ait jamais porté. Comment ? En s’adaptant systématiquement aux ruptures de son temps. En se remettant sans cesse en cause, en intégrant les apports des nouveaux peuples plutôt que leur imposer un modèle rigide.
Beaucoup de start-up seront des étoiles filantes, aussi brillantes qu’éphémères. Les grands empires, les grandes entreprises, ont fait leurs preuves en matière d’intégration de ruptures technologiques. Encore faut-il qu’elles ne se laissent pas aller à la décadence, en se complaisant dans un système qu’elles jugent trop confortable pour changer.
Le livre « Napoléon, Hannibal… ce qu’ils auraient fait du digital » a été classé dans le « Top 7 des livres à lire quand on est DSI… en transformation numérique » par AtoutDSI. Il fait également partie des livres en compétition pour la 1ère édition du Cristal du Livre Digital qui aura lieu le 11 octobre 2016.
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